VU DES ÉTATS-UNIS - Chirac paie son manque de courage politique

par David Ignatius, The Washington Post

Si les Français ont voté non par peur de l’avenir, c’est parce que leur président
n’a jamais su les préparer à faire face à la mondialisation.

Le stupéfiant rejet de la nouvelle Constitution européenne par la France est avant tout une vociférante protestation contre la force néfaste et écrasante de la mondialisation économique. On l’a bien vu sur les images des partisans du non à l’annonce des résultats : de robustes bras levés, le poing fermé, comme si, en rejetant un train d’amendements techniques aux réglementations européennes, ils pouvaient empêcher l’avènement d’un futur qui les effraie. Et on a pu aussi en constater le résultat sur les visages des perdants, moroses politiciens de l’establishment qui tentaient courageusement de présenter cette terrible défaite sous un jour plus positif.

Ce non a des échos à bien des niveaux : rejet du texte et de l’Europe élargie qu’il incarne ; rejet d’un mode de vie lié à l’économie de marché, considéré comme normal aux Etats-Unis ; mais, surtout, rejet de Jacques Chirac, qui a voulu pousser la France à épouser les réalités d’une économie mondialisée par la ruse et les cajoleries au lieu de les lui expliquer franchement.

La peur de l’avenir est toujours une puissante force politique, qui a souvent des conséquences malheureuses. Dans ce cas précis, on voit mal ce que le non français aura de bénéfique. L’Europe va continuer comme avant, mais les hommes politiques européens vont être tentés de perdre encore plus de temps à masquer la réalité de la concurrence internationale plutôt qu’aider leurs peuples à s’adapter.

Chirac va être la principale victime du vote de dimanche dernier, mais il mérite pleinement l’opprobre qui va rejaillir sur lui. Son erreur est bien plus grave que d’avoir fait voter la Constitution alors que ce n’était pas nécessaire sur le plan technique. Son véritable échec est son incapacité à expliquer aux Français les changements qu’ils doivent accepter pour préserver le mode de vie qu’ils chérissent. Il a joué avec les réformes économiques, s’en approchant sur la pointe des pieds pour mieux reculer aux premiers signes de mécontentement.

Ayant vécu quatre ans en France, je sais à quel point c’est un pays magnifique, dont le mode de vie fait effectivement envie au reste du monde. C’est également, ce qui n’a rien de surprenant, un pays extrêmement conservateur, en dépit de sa réputation de progressisme. Quels que soient leur classe sociale, leur âge ou leur orientation politique, les Français tiennent à conserver ce qu’ils ont. Ils souhaitent le maintien de syndicats inflexibles, pour les salariés comme pour les patrons ; ils défendent leurs six semaines de vacances, leur semaine de 35 heures, tout en souhaitant une économie entrepreneuriale, dynamique et en pleine croissance. Jamais Chirac n’a eu le courage de dire aux Français qu’ils ne pouvaient pas avoir les deux. Jamais il ne leur a expliqué que c’était à cause d’une réglementation du travail draconienne que le chômage était si élevé.

Les Français auraient besoin d’un Bill Clinton, dont le slogan le plus fort a été celui de sa campagne de 1996, lorsqu’il a proposé de bâtir “un pont vers le XXIe siècle”. Clinton a assuré aux salariés américains qu’il comprenait leurs angoisses face aux délocalisations et à la concurrence mondiale, et qu’il offrirait une formation et d’autres formes de soutien aux gens pour les aider à trouver des emplois dans la nouvelle économie. Jamais il n’a prétendu qu’ils pourraient espérer échapper à la concurrence. Chirac, lui, n’a pas su entonner ce thème positif dans sa campagne pour le oui.

Les Français ont raison de s’inquiéter pour l’avenir. Avec leur structure économique actuelle, ils ne s’en tireront jamais. On comprend qu’ils aient dit non à Chirac. Mais, s’ils veulent prospérer au XXIe siècle, ils devront dire oui à un homme politique qui leur parlera franchement et qui les aidera à jeter par eux-mêmes leur pont vers le futur.